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Hors de la Cage
Cette question m’irrita intensément !
Je me levai et me mis à arpenter ma Cage. Je m’approchai de Nebogipfel mais réussis à résister à l’envie de me laisser aller à des gestes simiesques menaçants. Je refusai carrément de répondre à toute nouvelle question jusqu’à ce qu’il me donnât quelques aperçus de son monde sphérique.
— Écoutez, lui dis-je, ne croyez-vous pas que vous êtes un peu injuste ? Après tout, j’ai parcouru six cent mille ans pour voir un peu de votre monde. Et jusqu’ici je n’ai eu droit qu’à une colline obscurcie à Richmond et – désignant de la main les ténèbres qui m’entouraient – à ça, et à vos interminables questions !
« Considérez la situation comme ceci, Nebogipfel. Je sais que vous allez vouloir que je vous présente un rapport complet sur mon voyage dans le temps et vous dise ce que j’ai vu de l’Histoire qui se déroula jusqu’à votre présent. Comment puis-je raconter pareil récit si je ne puis aucunement en appréhender la conclusion, sans parler de celle de cette autre Histoire dont j’ai été témoin ?
J’en restai là, espérant avoir été suffisamment convaincant.
Il porta la main à son visage ; de ses doigts grêles et blafards il replaça ses lunettes comme un gentleman rajustant son pince-nez.
— Je vais consulter à ce sujet, finit-il par dire. Nous en reparlerons.
Et il partit. Je le regardai s’éloigner ; il traversait à pas de velours le Sol mou et étoilé sur les plantes de ses pieds nus.
Après que j’eus dormi une fois de plus, Nebogipfel revint. Il leva la main et me fit signe d’approcher ; le geste était raide, peu naturel, comme s’il venait de l’apprendre.
— Venez avec moi, dit-il.
Saisi d’une joie soudaine – teintée d’une peur non négligeable – je ramassai d’un geste brusque ma veste posée sur le Sol.
J’accompagnai Nebogipfel dans l’obscurité qui m’encerclait depuis tant de jours. Mon faisceau de soleil recula derrière moi. Je me retournai vers l’espace exigu qui avait été mon abri inhospitalier, ses plateaux épars, ses couvertures en tas et ma chaise – peut-être la seule chaise au monde ! Je ne dirai pas que je le vis disparaître avec la moindre nostalgie, car j’avais été malheureux et angoissé tout le temps de mon séjour en cette Cage de Lumière, mais je me demandai tout de même si je le reverrais un jour.
Sous nos pieds flottaient les étoiles immuables comme un million de lampions chinois portés par un fleuve invisible.
Chemin faisant, Nebogipfel me tendit des lunettes bleues enveloppantes, très semblables à celles qu’il portait lui-même. Je les pris, non sans protester :
— Pourquoi en aurais-je besoin ? Je ne suis pas ébloui comme vous…
— Elles ne sont pas faites pour la lumière. Elles sont pour l’obscurité. Mettez-les.
Je portai les lunettes à mon visage. La monture était formée de deux cercles d’une substance élastique qui prenaient en sandwich le verre bleu de la partie optique ; lorsque j’appliquai les lunettes contre mes yeux, les cercles s’adaptèrent facilement à ma tête, qu’ils enserrèrent avec douceur.
Je tournai la tête. Je ne voyais pas de bleu, malgré la teinte des lunettes. Le faisceau de rayons solaires n’avait en rien perdu de sa brillance et l’image de Nebogipfel était aussi claire qu’auparavant.
— On dirait que cela ne fonctionne pas, dis-je.
Pour toute réponse, Nebogipfel inclina la tête vers le bas. Je l’imitai… et n’osai plus avancer. Car, sous mes pieds et à travers le Sol moelleux, les étoiles resplendissaient. Leur éclat n’était plus masqué par le chatoiement du Sol ni par l’adaptation imparfaite de mes yeux à l’obscurité ; c’était comme si j’étais en équilibre au-dessus de quelque nuit étoilée dans les montagnes du pays de Galles ou d’Écosse ! Je fus brusquement saisi d’un intense vertige, ainsi qu’on peut se l’imaginer.
Je détectai à présent une pointe d’impatience chez Nebogipfel, qui semblait pressé d’avancer. Nous continuâmes en silence.
Au bout de ce qui me sembla être quelques pas, Nebogipfel ralentit et je m’aperçus alors, grâce à mes lunettes, qu’un mur se dressait à quelques pieds de nous. Je tendis la main et en touchai la surface d’un noir fuligineux ; elle n’avait que la texture tiède et molle du Sol. Je me demandai si nous avions d’une manière ou d’une autre marché sur quelque trottoir mobile qui avait accéléré notre avance, mais Nebogipfel ne fit aucun commentaire.
— Dites-moi ce qu’est ce lieu avant que nous le quittions, demandai-je.
La tête à la chevelure filasse se tourna vers moi.
— Une enceinte vide.
— De quel diamètre ?
— Environ deux mille milles.
J’essayai de dissimuler mon étonnement. Deux mille milles ? Avais-je été seul dans une cellule de prison suffisamment vaste pour contenir un océan ?
— Vous avez beaucoup de place, ici, dis-je d’une voix égale.
— La Sphère est vaste. Si vous n’êtes habitué qu’à des distances planétaires, il se peut que vous ayez du mal à apprécier son volume. Cette Sphère remplit l’orbite de la planète originelle que vous appeliez Vénus. Sa superficie correspond à celle de quelque trois cents millions de Terres…
— Trois cents millions ?
Le Morlock ne répondit à ma stupéfaction que par un regard vide et un surcroît de subtile impatience. J’avais beau le comprendre, je lui en voulais – tout en étant quelque peu gêné. Pour le Morlock, j’étais comme un irritant indigène du Congo qui vient d’arriver à Londres et qui est obligé de demander la destination et la provenance des articles les plus simples, comme une fourchette ou un pantalon !
La Sphère était pour moi une stupéfiante construction, mais les Pyramides auraient pu produire une impression comparable chez un Néandertalien. Pour ce suffisant Morlock, la Sphère autour du Soleil faisait partie du mobilier historique du monde, aussi peu digne d’intérêt qu’un paysage assagi par mille ans d’agriculture.
Une porte s’ouvrit devant nous – elle ne se déplia pas, voyez-vous, mais sembla plutôt s’élargir à partir d’une fente dans la paroi, comme le diaphragme d’un objectif photographique –, et nous en franchîmes le seuil.
J’en eus le souffle coupé et faillis tomber à la renverse. Nebogipfel m’observa avec son calme analytique coutumier.
Depuis une salle de la taille d’une planète – une salle tapissée d’étoiles –, un million de visages morlock pivotèrent vers moi.